A la veille de l’obligation scolaire
Les questions concernant l’éducation se posent à lui à partir de ses travaux sur les enfants irréguliers. Il faut replacer la réflexion de Decroly dans le contexte belge du début du XXe siècle : l’obligation scolaire n’est promulguée officiellement qu’en 1914, dans un pays soumis à de grands changements sociaux (l’important bassin minier en Wallonie mène à une industrialisation, à l’avènement d’une classe ouvrière et d’une conscience politique). Dès 1904, il dénonce l’inadéquation du système scolaire et esquisse une doctrine générale d’éducation.
Le souci constant de Decroly est de faire évoluer une école réservée à une élite vers une école adaptée à tous les enfants, y compris les enfants irréguliers. Il est fortement convaincu que ses priorités de progrès social, sa démarche privilégiant la raison basée sur la science doivent s’adresser à l’ensemble des enfants. Dans cette optique, l’éducation est un moyen privilégié de faire évoluer la société dans son ensemble et, pour ce faire, il faut revoir l’ensemble de l’école. La rénovation de cette dernière reste durant toute sa vie son projet politique comme levier de changement pour le peuple mais aussi comme lieu pour préparer les enfants à s’intégrer dans la société, « à faire ses preuves, montrer qu’on sait mettre la main à la pâte, être prêt à s’adapter aux situations qui se présentent, avoir de l’initiative, de la décision, de la persévérance ».1
Des principes exprimés dès le début
Les bases scientifiques et intellectuelles de la démarche pédagogique de Decroly font que la théorie et la pratique se mêlent intimement : la théorie n’a de sens que si la pratique la confirme. Il puise thèmes notables de sa pédagogie de son expérience de médecin.
L’expérimentation et, plus généralement la démarche scientifique, s’inscrivent dans la lignée de sa propre formation de médecin. Il privilégie une approche biologique: « Si nous n’avons pas adopté une base purement sociale, c’est que l’enfant doit être pris tel qu’il est, puis préparé comme on peut pour la vie. Nous adoptons une base biologique, ou plutôt biopsychique, c’est-à-dire biologique, associé à ce quelque chose de particulier à l’espèce humaine que nous appelons le psychisme »2
Dans le contexte belge, fortement dominé par l’enseignement catholique, la science est l’alternative, fortement affirmée (en particulier dans la ligne de l’évolutionnisme darwinien), pour s’opposer aux dogmes et, plus largement aux certitudes de l’époque, Dans cette ligne, il mettra en pratique une série de tests pour les enfants : ceux de Binet-Simon mais aussi de nouveaux tests qu’il élaborera au fil du temps. Il tente ainsi de développer une pédagogie scientifique3 qui permettra un diagnostic et un suivi individuel des enfants, pratiqués dès 1908.
L’importance du milieu (en particulier le milieu naturel) est essentielle dans l’évolution de l’enfant. Decroly défend donc le principe qu’il faut, non seulement prendre en compte le développement de l’enfant (dans la démarche scientifique décrite ci-dessus) mais aussi considérer les facteurs externes du milieu (social et naturel) en les intégrant complètement dans l’éducation et la scolarité.
L’école doit donc proposer à l’enfant des activités qui le mettent en interaction avec son milieu pour qu’il puisse ainsi se développer comme individu et comme être social. L’école n’est pas prioritairement le lieu où on transmet des savoirs aux élèves pour les études à venir mais aussi le moment où l’enfant développe sa personnalité et s’adapte à la société, dans un esprit de libre examen. Le milieu naturel et la santé physique conditionnent l’évolution intellectuelle : » il n’est pas possible d’imaginer un être vivant dont l’être biologique n’influe point sur l’être mental « .
Observer, associer, exprimer
Cette prise en compte simultanée de l’enfant et du milieu dans lequel il vit, implique donc une observation constante qu’il faut comprendre à deux niveaux: l’enseignant observe l’enfant pour l’aider à évoluer au mieux, l’école propose à l’enfant des occasions d’observer le monde qui l’environne afin de construire des connaissances et de développer des compétences en lien avec le monde.
En 1908, il écrit dans la revue L’École nationale, un article qui fustige les programmes en vigueur et propose « Le Programme d’une école dans la vie »4 . L’observation reste prioritaire dans toute démarche pédagogique decrolyenne. Après l’observation, l’association (avec d’autres éléments connus auparavant ou ailleurs, dans des dimensions temporelles et spatiales) permet d’accéder à une certaine abstraction, fonction de l’âge de l’enfant. L’expression, concomitante aux deux démarches d’observation et d’association, permet de confronter les différents apports des élèves et d’en valider les conclusions, le rôle de l’enseignant restant fondamental dans cette triple démarche: « Observer, associer, exprimer ». De manière plus occasionnelle (une fois par an), dans les activités d’expression, le « théâtre » (en réalité une activité d’expression théâtrale) prend une place particulière par sa dimension de créativité et l’occasion qu’elle crée d’extérioriser des questions non strictement scolaires.
Les centres d’intérêt
Decroly pose comme principe que l’éducation doit se faire à partir des intérêts de l’enfant qui est un moteur puissant pour l’apprentissage. Cette pédagogie de l’intérêt est fondée sur la notion de besoin, fondamentale dans la pensée de Decroly. Dès la fin du XIXe siècle, il s’intéresse à l’école fondée par Dewey, annexe de l’Université de Chicago. Dans la ligne de Dewey, Decroly part du postulat que tous les êtres ont des besoins fondamentaux qu’il convient d’étudier à l’école. L’organisation de l’enseignement s’organise donc en quatre « centres d’intérêt » : se nourrir, lutter contre les intempéries, se défendre contre les dangers, travailler et se récréer socialement. Chaque centre d’intérêt est travaillé toute une année scolaire par toute l’école.
Toujours dans la ligne de Dewey, mais surtout en lien avec l’action qu’il mène au quotidien à l’Institut avec les enfants irréguliers, la notion d’activité est fondamentale dans la pédagogie decrolyenne. Les activités proposées doivent solliciter, si possible simultanément, toutes les fonctions (sensori-motrices, intellectuelles et affectives) de l’enfant. Les jeux éducatifs sont, dans ce cadre, un outil parmi d’autres (contrairement à ce qui est préconisé par Maria Montessori, par exemple), ils doivent être en lien avec le vécu des enfants.
Pour Decroly, l’activité manuelle des enfants doit faire l’objet d’une attention toute particulière, à tous les stades de la scolarité: par le dessin d’observation, par la construction de maquettes qui viennent concrétiser des apprentissages plus abstraits (représentation de l’espace environnant, de la classe…), par la réalisation d’un journal à l’imprimerie, Ces activités manuelles sont le plus souvent en lien avec d’autres activités scolaires (de calcul, de recherche…)
L’enfant vu dans sa globalité
L’école et en particulier chaque classe est vue comme un microcosme où s’exerce la vie en société (dans l’optique d’une préparation à la vie démocratique), où -comme dans la vie normale- les choses se font et se défont ; les conflits sont traités dans une volonté d’écoute, la parole de chacun est écoutée, les erreurs sont acceptées sans stigmatisation. Des instances démocratiques sont mises en place dans l’École Decroly, comme les États Généraux qui rassemblent les délégués de classe pour traiter des questions relatives à la vie dans l’École. Des responsabilités sont exercées, tant dans le cadre de la classe que dans le cadre global de l’École.
En résumé, quelques principes toujours pratiqués aujourd’hui
- La globalisation c’est-à-dire l’affirmation que l’enfant apprend globalement. C’est une approche complète qu’il faut permettre à l’enfant, pour qu’il passe ensuite au particularisme et à l’analyse.
- Les centres d’intérêts de l’enfant comme guide de l’éducation.
- L’importance de l’environnement naturel qui met l’enfant dans une situation de découverte.
- L’école atelier ou classe laboratoire dans laquelle l’enfant vit et agit. Mais cette « classe » déborde de l’école : elle est, à proprement parler partout car Decroly préconise l’éclatement des lieux d’apprentissage : la cuisine, l’atelier, les magasins, la rue… Ainsi se réalise un concept de base de l’école : « du concret vers l’abstrait »
Les enfants et l’enseignant
Cette pédagogie donne une vision inconditionnellement positive de l’enfant. Elle invite les enfants à l’observation dans la vie concrète que ce soit pour les éléments de connaissance (par exemple le calcul) mais aussi des éléments de société et favorise l’émergence de projet à mixité sociale comme les ateliers CEMEA6 (Centres d’entraînement aux méthodes actives) dans lesquels les enfants de l’école Decroly participent avec des enfants socio-économiquement défavorisés en commun à des ateliers créatifs.
Selon Sylvain Wagnon7, l’action pédagogique d’Ovide Decroly est à regarder dans un projet social et politique. Son observation des mutations industrielles de la société, des liens entre économie et les inégalités sociales, l’amènent à militer contre les exclusions. Il s’emploie à déployer ses convictions dans tous les domaines de l’enseignement, en particulier dans toutes les écoles primaires, à la veille ou au début de la scolarité obligatoire.
2 Discours au Congrès de Calais de 1921 (VIII/26)
3 Ovide Decroly, « Le rôle du médecin dans l’orientation professionnelle », La Policlinique, no XXIII, 15 juillet 1914, p. 209-219
4 Ovide Decroly, « Le programme d’une école dans la vie », L’Ecole Nationale, no 11, mars 1908
5 Ovide Decroly, La fonction de globalisation et l’enseignement, Bruxelles, Maurice Lamertin, 1929, 92 p.
6 in Ovide Decroly – le programme d’une école dans la vie – éd. Fabert Paris, 2009, p 5. « Agir dans … et l’éducation populaire. »
7 Sylvain Wagnon, Ovide Decroly, un pédagogue de l’Education Nouvelle, Bruxelles, Peter Lang, 2013 (ISBN 978-2-87574-071-7)